Intérieur vide, baignant dans une musique de soirée. La bande son de Projet X est plus efficace que le café. Mais le goût est plus douteux, songes-tu en t'accoudant à ton comptoir. Tes doigts plongent dans le sceau de pop-corn subtilisé à ton propre stock. Recette spéciale : au beurre, tu ajoutes une honteuse quantité de poivre et de parmesan. Ta main brille, recouverte d'une fine pellicule de graisse liquide. Le maïs éclaté couine entre tes dents. L'odeur de ton seul repas de la journée emplit la pièce. Présence familière pour te tenir compagnie en attendant la fermeture. Le mardi soir est le plus silencieux de tous.
Listes de tâches entièrement cochées. L'autorisation de regagner ta maison lugubre te sera donné d'ici une demi-heure par les aiguilles de ta montre. La normalité dicte ta routine, combien même tu ne ressens aucune hâte à rentrer chez elle. L'existence de sa chambre intouchée te hante. Cette porte au bout du couloir t'obsède. Tu t'imagines abaisser la poignée rouillée et découvrir ta mère, en tailleur sur son lit, l'échine courbée au-dessus d'un roman policier norvégien. Elle n'était pas une femme cultivée. Elle n'a jamais encouragé ton goût pour la lecture. Mais jamais elle ne loupait une enquête d'Harry Hole. Les prochaines se feront sans elle. Sans son enthousiasme enfantin que tu as appris à aimer. Tu redoutes le moment où le nom de l'auteur réapparaîtra dans les vitrines des librairies.
Regard baissé en direction d'une feuille froissée. Visage est tracé avec imprécision. Souvenirs étiolés. Tu éloignes ce mauvais dessin de ta vue à l'aide de ton coude. Tu prétends détester ta dernière œuvre, pourtant tu lui épargnes les tâches de beurre.
Une silhouette pénètre dans ton cocon. Nul besoin de lever la tête. Ses cheveux mal domptés, aux reflets chauds, qui dissimulent sa mâchoire et frôlent ses clavicules. Tu as, il semblerait, un radar sensible à la présence d'Isaac. Vos chemins se croisent et se recroisent depuis votre naissance, ou presque. Exagération discrète pour faire de votre malchance une malédiction romanesque. Vos vies tricotent une histoire banale et pourtant importante pour toi.
Une silhouette qui apparaît partout où tu te trouves. Le diner, à l'heure de ton milk-shake. Sur le port quand tu regardes la mer en te demandant quand est-ce que tes pas t'éloigneront d'ici. À l'intérieur des frontières de ton vidéo-club. Après vos parents, il semblerait que le Destin ait décidé que vous feriez la route ensemble. Lutter, encore et toujours. Tu t'évertues à cela. Telle une vieille querelle de villageois remontant à trois générations, impossible pour toi de justifier cette rancœur qui ne survit que dans ton imagination.
Le pop-corn couine.
Tu l'avales.
Tu acceptes de le saluer d'un sourire sans émotion.
Tu ne ressens rien. Tu ne fais que respecter le Status Quo. Isaac et toi ne vous aimez pas. Les choses évoluent lentement dans Deer Creek et comme vous appartenez à cette ville, tu ne te sens pas obligé d'évoluer non plus. Excuse bien pratique.
Tu cherches un mouchoir sur lequel essuyer tes mains. Ton dîner est lui aussi mis de côté. Tes bras se croisent sur le comptoir et tu es soudainement absorbé par le vide de l'extérieur. Le soleil disparu, les rues se vident. Cet endroit est pris dans un couvre-feu permanent. À l'inverse de Portland. Une voiture passe. Tu tentes de deviner qui est au volant. Tu as le sentiment de connaître tout le monde. Aucune surprise. Le jour de la disparition de ta mère était empreint d'une certaine lassitude, comme si ton corps savait depuis ta naissance que ce moment arriverait et qu'il en était fatigué d'avance.
Mouvement dans le coin de ta vue. Tu tournes la tête. Regret immédiat. Ton regard croise celui de
l'autre. Regarder à travers un miroir et ne pas reconnaître son reflet. Deux étrangers qui savent exactement ce à quoi pensent l'homme en face d'eux. Tu attends, te demandant si Isaac est capable de rompre ce mur imaginaire construit entre vous il y a des millénaires.