Lorsqu’il aperçoit la silhouette qu’il reconnait comme étant celle de Prudence se dessiner à quelques mètres de lui, Maverick esquisse un mince sourire gêné. Il n’aurait pas pu choisir pire journée pour inviter sa nouvelle connaissance à faire un tour de la ville : malgré le mois de mai naissant et le printemps annoncé, Deer Creek s’est éveillée sous un ciel d’épais nuages menaçants qui n’ont pas tardé à mettre leurs menaces à exécution. La pluie glaçante qui tombe depuis le matin interdit à Maverick de faire découvrir les environs les plus sauvages à Prudence – le front de mer sera trop agité, trop venteux, trop humide pour que les deux exploreurs s’y plaisent ; les bois seront sombres, boueux, remplis de pièges dans lesquels ils ne manqueraient pas de tomber. Quand on est enfant, on aime ce genre de théâtre, ces lieux hantés qui se déchainent. Puis on grandit et on s’approprie les inquiétudes des parents.
On intériorise tous ces avertissements et ces mauvais présages, et on les accepte. Le gospel parental fait son effet et dissipe le goût des aventures. Chez certains, l’appétit pour le risque reste fort. Pas chez Maverick. Perpétuellement angoissé par les prophéties d’horreurs promises par sa mère, son frère, les informations ou les professeurs, il s’efforce de marcher toujours bien droit, de suivre la ligne droite tracée devant lui, quitte à parfois oublier sa volonté individuelle.

       A croire qu’aujourd’hui, il a oublié les préceptes maternels. Au vent les précautions, il a proposé à une jeune fille récemment rencontrée, une nouvelle arrivée à Deer Creek, de le rejoindre en ville pour une petite visite du coin. Il a d’abord imaginé l’emmener sur les sentiers les moins fréquentés et lui faire découvrir la nature sauvage des alentours, mais les caprices de la météo l’en empêchent, et il se contentera donc d’un simple tour de la ville, de ses boutiques emblématiques et des lieux qu’il estime incontournables. Il a réussi à arracher à sa mère quelques dollars afin de pouvoir inviter Prudence à consommer un breuvage chaud lorsque les gouttes de pluie se feront trop perçantes.

        Le sourire de Maverick s’étire davantage et il fait un signe de la main à son invitée afin de la saluer avec un enthousiasme proportionnel à la quantité d’eau qui s’est infiltrée dans les chaussures qu’il a « empruntées » à son frère. « Pas de chance hein ? » fait-il lorsque Prudence est suffisamment proche de lui pour l’entendre. Au-dessus de lui trône son parapluie, un objet misérable dont deux branches sont cassées et qui, à ce stade, est plus proche de la passoire que du parapluie. « Bienvenue dans le nord-ouest. » achève-t-il en riant. La pauvre doit se demander ce qu’elle est venue faire dans le coin. Elle n’est pas la seule, sans doute. Mais Deer Creek a cet effet sur les gens. On y vient, on ne sait pas pourquoi. On y reste, on ne sait pas pourquoi. Deer Creek est une question à laquelle on ne cherche pas de réponse. Un peu comme labyrinthe dont – Maverick fait rapidement taire ses réflexions maussades, conscient que Prudence attend autre chose de lui que de la métaphysique. « Tu as trouvé ta route facilement ? » lui demande-t-il alors.

         L‘averse qui noie Deer Creek ne semble pas avoir douché l’enthousiasme de Prudence qui apparait, sourire aux lèvres, aussi déterminée que Maverick à profiter de la journée. Il en faut plus pour dissuader les résidents du coin de sortir. Pas peur du froid, pas peur de l’humidité. Il rit avec Prudence. « Agréable » ne serait peut-être pas le mot qu’il aurait choisi pour décrire les conditions météorologiques du jour mais il ne peut nier qu’il aime ça, la pluie. La ville a du charme quand se déverse sur elle des intempéries. La nature alentour devient presque folle, et Maverick aime se perdre dans la contemplation de ces espaces sauvages qui semblent s’animer. Peut-être, songe-t-il, qu’il pourrait en fin de compte faire visiter ces voisinages à Prudence si elle se sent prête à affronter le caractère revêche de la météo. Pour l’heure, il garde cette suggestion pour lui et attrape le parapluie que lui tend Prudence. Refermant le sien pour le remplacer par cette version fleurie et moins décrépie, Maverick s’exclame : « De toute beauté. C’est exactement mon style. » Au moins, Prudence ne le perdra pas de vue. Il lève le parapluie au-dessus de leurs têtes afin d’offrir à leurs chevelures trempées un peu de répit.

     Maverick se mord la lèvre inférieure, un peu gêné. « Aïe… Moi qui pensais t’avoir donné un lieu de rendez-vous facile à trouver… » Enfant du pays, si profondément enraciné dans le sol de la ville, il en oublie parfois que ce qui lui est évident l’est moins pour d’autres. « Suis-moi bien alors. Ne me lâche pas, que je ne te perde pas. » met-il en garde en plaisantant. Le duo se met en marche sans se presser afin de ne pas bousculer d’autres passants. « Je pensais commencer par un lieu emblématique de la ville » répond-il à Prudence en pointant du doigt vers la laverie automatique qui se trouve en face d’eux. Il laisse quelques secondes passer avant d’éclater de rire, satisfait de sa plaisanterie. « Il y a une boutique marrante plus bas… une espèce de repère de sorcières. Je me disais qu’on pourrait peut-être commencer par ça. »

     La conversation est simple entre eux, sans mystères. Mais la question de Prudence déconcerte Maverick. « Pas trop – je ne suis pas un grand fêtard… » ment-il. Il se rendrait plus souvent à des soirées s’il pouvait se le permettre. Il aime danser, s’amuser, passer du temps entouré de ses amis. Mais le manque d’argent chronique de la famille Rees est un obstacle constant. Alors il se contente trop souvent de contempler les photos publiées sur Instagram, ou de se régaler des histoires qu’on lui raconte. « Et puis beaucoup de mes amis ont commencé la fac. On est un peu moins nombreux en ville en ce moment du coup, c’est plus calme. » Maverick scrute sur le visage de Prudence l’autorisation de lui retourner la question. « Un peu comme toi, j’imagine, qui a dû abandonner ta vie et tes amis pour venir te perdre ici. »